Il serait bien prétentieux de penser que parce-que le monde des hommes s’arrête, la planète cesse de tourner. Le monde tel que nous le connaissons, celui qui vénère la croissance économique, qui vit de voyages, d’avions en hôtels, et d’hôtels en avions, de banques en bourse, et de réseau social en réseau social, qui s’est coupé de la terre pour vivre virtuellement, s’est progressivement éteint.
Contagion. Contagion de la maladie, puis contagion de la peur, et enfin contagion du confinement et de l’inertie. L’incertitude du lendemain, le rappel implacable de la condition humaine. Dire que ce siècle nous avait presque fait croire à notre immortalité, avait effacé les distances et décuplé la quantité de nos rapports sociaux, réels ou virtuels.
D’un seul coup, nous revoici encastrés dans nos frontières et nos murs, séparés de nos proches, impuissants, forcés au minimalisme et à la consommation locale, effrayés par l’inconnu et l’incontrôlable. Quel immense rappel, quel drame humain, et en même temps quelle chance incroyable pour l’humanité d’avoir ainsi été prévenue avant qu’il ne soit trop tard…
Pour beaucoup, les premiers jours nous ont frappés de plein fouet : déboussolés par le temps soudain offert, par l’absence de programme établi, par la remise en question des buts et des objectifs qu’on nous a tant rabâché qu’il fallait avoir, à la grande époque du développement personnel servi à toutes les sauces. Les italiens nous avaient prévenus, vous verrez, les trois premiers jours sont difficiles, après on s’y fait.
Chez Gulshaan, on avait, même avant le confinement, doucement commencé à annuler les rendez-vous physiques à Paris, par précaution d’abord, puis par obligation. Après des premiers jours un peu étranges, nous nous sommes rabattues sur nos projets à long terme, tous ceux auxquels nous n’arrivons pas à accorder assez de temps d’habitude.
Mais Gulshaan est en France, au Pakistan et en Afghanistan. Et la contagion a lentement fait son travail. Le premier ministre pakistanais, Imran Khan, avait annoncé qu’un confinement ne serait pas envisageable dans un pays comme le Pakistan, où une grande partie de la population pauvre a besoin de sortir travailler pour survivre, et que les premiers cas, de retour de pèlerinages chiites en Iran, étaient parqués dans des camps de fortune dans la province sud du Balochistan. Mais le confinement a finalement été décrété, et l’armée déployée dans le pays pour veiller à son maintien. Quelques jours après, c’est l’Afghanistan qui s’est confiné, alors que des centaines d’afghans fuyaient brusquement l’Iran, où la police tirait à balles réelles sur les immigrés en situation irrégulière, pour retourner se réfugier dans leurs villages d’origine.

Au Pakistan, il se dit que c’est une maladie de blancs, et que la chaleur en train de s’installer aura tôt fait d’anéantir le virus : difficile donc de sensibiliser aux gestes barrières dans cet état d’esprit. En Afghanistan, on murmure que Dieu punit l’humanité, et que les bons musulmans ne seront pas touchés : preuve en est, le virus s’est déclaré en Chine où les Ouighours étaient persécutés, et se répand à présent comme une traînée de poudre chez les américains, dont les bombardements endeuillent chaque jour le pays, presque dix-neuf ans après leur invasion du sol afghan. Là encore, la réalité est bien autre qu’en occident. Dans un pays miné par des décennies de guerre, on a appris à s’en remettre au Destin et à miser plus sur la Demeure Dernière que sur cette vie éphémère. Les médecins ont quasiment tous émigré depuis longtemps, et on soigne plus les blessures de guerre ou les victimes des mines que la fièvre ou la toux. Beaucoup doivent faire des kilomètres pour trouver un dispensaire, ne se soignent donc jamais, et les raisons des décès ne sont jamais connues. Soit les gens meurent subitement, soit ils sont visiblement malades mais on préfère soigner les symptômes chez l’herboriste (« hakim« ) que de prendre des médicaments lourds dont on soupçonne qu’ils aient été introduits par les ennemis pakistanais ou américain pour empoisonner la population.

Dans ce contexte, plus que le virus, c’est le confinement qui a de lourdes conséquences, notamment pour les familles pauvres qui subsistaient grâce à leur travail quotidien. Parmi eux, nombre de réfugiés ou de déplacés intérieurs, au Pakistan comme en Afghanistan, qui vivent dans des groupements de tentes ou des abris de fortunes à l’entrée des villes. Beaucoup de travailleurs pauvres sont les seuls à pouvoir subvenir aux besoins de leur famille, certains sont même des enfants dont dépendent toutes les bouches à nourrir du foyer.
C’est pourquoi, ni dans l’un, ni dans l’autre de ces deux pays, le confinement total n’a pu être décrété. L’instaurer reviendrait à condamner à la famine une grande partie de la population. Au Pakistan, la Chine achemine du matériel médical, et Imran Khan a même annoncé cette semaine une aide d’environ 75$ aux 67 millions de personnes concernées par une extrême pauvreté. Mais plus que cette aide hypothétique, c’est l’entraide qui fait que les plus démunis ne sont pas laissés à leur sort : dans certains endroits, ONG et associations locales multiplient les appels aux dons pour pouvoir organiser des distributions de nourriture. Dans d’autres, les habitants s’organisent et procèdent eux-même à des distributions chez les plus pauvres d’entre eux.

En Afghanistan, où comme au Pakistan, les vendeurs de rue se sont reconvertis en vendeurs de masques parfois usagés, on se prend à rêver que ce virus pourrait bien provoquer le départ des américains, et que le vent tournera enfin en faveur d’une nouvelle ère pour le pays… Au Pakistan, la situation fait resurgir le spectre d’autres époques, et craindre le retour de la loi martiale et d’un nouveau coup d’état de l’armée, dans un pays qui, depuis sa création, a vu se succéder coup sur coup présidents élus et coups d’états militaires…