La saison des mariages commence au Pakistan. Nous avons d’abord pensé écumer les photos de défilés pour faire une sélection de looks, puis nous sommes tombées sur une campagne magnifique, celle de la collection mariées de Hussain Rehar, designer pakistanais de Lahore : Fateh Pur, Queens of Punjab. Les photos étaient tellement fortes qu’elles m’ont immédiatement projetée dans les mariages que j’avais vécus au Punjab pakistanais. Nous avons décidé d’en illustrer ces souvenirs, quelques histoires de femmes comme vous et nous.

Nous sommes au Punjab, la région agricole du Pakistan. Même s’il s’agit de la région où le taux de scolarité est le plus important, les filles ne vont à l’école, dans le meilleur des cas, que jusqu’à la douzième classe, celle qui correspond au brevet des collèges. Toute leur éducation, ou presque, est destinée au mariage, et à pouvoir satisfaire un bon parti, car elle quitteront leur famille pour aller vivre dans la maison de leur belle-famille. Il leur faut un peu d’éducation, mais pas trop, pour qu’elle puisse se satisfaire de sa situation et ne pas avoir plus d’ambition que celle de préserver l’honneur de la famille et de tenir la maison. Les filles de la ville sont réputées pour faire trop de manières. On m’a dit un jour en parlant d’un mariage : « on nous avait présenté une fille, mais on a dit non. Elle ne se levait même pas pour se servir de l’eau et se faisait servir. Il faut qu’elle travaille à la maison ». Oui, on. Car le mariage est une entreprise collective, dans laquelle la mariée est bien souvent la dernière concernée. Je ne parlerais pas de mariages forcés. Je n’ai jamais vu de mariages forcés au Pakistan et même s’ils existent évidemment, ce n’est pas de ceux là que je parlerai. Je dirais consentis, car la mariée donne en général son avis, mais inconsciemment forcés par la coutume et l’honneur de la famille.
On habite des petits villages, parfois des hameaux d’une ou deux fermes. La lumière du soleil est forte, les bruits des champs et les odeurs de blé et de feu présentes à chaque instant. Sur les murs extérieurs sèchent de bouses de buffles qui serviront de combustible pour le feu. Les enfants jouent sur les buttes de terre qui séparent entre eux les champs de riz et sautent au bord des rigoles d’eau qui se déversent à la tombée de la nuit, quand on ouvre les vannes pour irriguer. Le linge coloré sèche sur les toits plats, les briques rouges contrastent avec le vert des champs et des arbres à perte de vue, le vent apporte par moment des odeurs d’orange et de mangue. La campagne fourmille et répète à l’infini les bruits des cultures qui s’épanouissent et des hommes au travail.

De quoi ces fermes et cette campagne sont-elles le théâtre, de quels drames et de quels miracles cachent-elle les mystères ?
J’ai vu des jeunes filles devenir femmes, se métamorphoser littéralement, en une nuit. Je les ai vues se transformer, comme si cet espace-temps du mariage avait le pouvoir de changer une femme physiquement, mentalement, psychologiquement, gestuellement. Avec le temps, j’ai assisté à des changements plus profonds, plus pernicieux, aux jeux de pouvoir qui se jouent dans les familles, qui propulsent certaines à un rang et en écrasent d’autres à jamais, réduites à vivre dans le silence de leur condition, mortes-vivantes rejouant chaque jour le rôle que la société leur a attribué.
J’ai longtemps cherché à comprendre cette violence inouïe mais collectivement admise, de cette première nuit et de cette union dont ni le mari ni la femme n’avaient été acteurs, simples pantins guidés par les choix des familles, coup de poker qui déciderait de la destinée de deux personnes, et de tellement de vies autour d’elles. Il y a ce moment, toujours le même, où la mariée et le marié s’assoient côte à côté avant de partir ensemble vers le foyer qui les accueillera. Ce moment, où ni l’un ni l’autre n’ose tourner la tête vers son partenaire de vie, mais où la foule des curieux les observe avide, à l’affut du moindre mouvement d’yeux ou du moindre geste de la part des mariés. Le duo réuni devant la masse en cohue pour qui il devient couple, alors qu’eux-même ne se sont pas encore découverts. Ce moment a toujours provoqué une grande gêne chez moi. Je devinais la détresse dans les regards de la mariée, alors qu’elle cherchait dans les yeux des autres, qui voyaient celui qu’elle-même ne pouvait pas encore voir, des réponses à ses questions, une approbation qui la rassurerait et lui donnerait le courage de passer cette étape, et de s’abandonner à la vie qui l’attendait. À côté d’elle, il y avait ce garçon apeuré qui luttait pour garder la face adopter une attitude détachée, et qui devrait à présent jouer l’homme devant ses parents, dans la maison qui avait été celle de son enfance, et gérer son quotidien avec une femme qu’il ne connaissait pas encore quelques heures plus tôt.
Il y a ensuite cette nuit que je ne cessais de m’imaginer, ce moment où la mariée se retrouve seule dans une chambre inconnue, avec un homme inconnu, avec lequel elle se doit de consommer une union qui scellera leur vie à jamais. Que donc cette nuit peut-elle produire, qui change les femmes instantanément, au point qu’elles en deviennent méconnaissables ? Est-ce donc la société qui les a formatées au point de les faire changer d’attitude, de gestes, de mots, d’allure, en quelques heures seulement ? Ou bien est-ce la violence indicible de cette nuit qui éteint pour toujours une lumière que l’on remarque par son absence ?

Je n’ai pas la réponse à ces questions, et cet article n’est pas un essai sociologique. Il est seulement le reflet de ce que ces histoire de vie on provoqué en moi, jeune femme spectatrice des scènes qui se jouaient, et qui aurait pu en être l’actrice si elle était née à un autre endroit et dans une autre famille. Les mois passant, j’ai vu la métamorphose s’opérer, lentement mais implacablement : des femmes qui grossissaient, se durcissaient, dont la peau fonçait et la pilosité se développait. Des femmes qui ne changeaient de manière de s’habiller, qui se maquillaient de manière outrancière lors des mariages ou des invitations, et qui vieillissaient à une vitesse fulgurante. C’est ce que j’observais de l’extérieur, et qui sait ce qui traversait les esprits de ces jeunes filles propulsées à l’âge adulte d’un seul coup, et qui entraient en trombe dans le grand jeu des places à gagner au sein de leur nouvelle famille.
Cet article ne devait en être qu’un seul. Mais les histoires de vie que j’ai à vous raconter méritent qu’on prenne le temps, que l’on s’attarde sur chacune d’elles. Dans quelques jours, nous publieront la première histoire de cette série, dans un nouvel article, celle de Sameena*, et de son passage par le mariage. Raconter ces histoires est un hommage que nous voulions rendre à ces guerrières du quotidien, mais également à ces mères et à ces pères qui font le pari d’une famille pour l’avenir de leur fille, s’en remettant à Dieu pour ce que sera sa vie loin d’eux, victimes inconscientes de la tradition. Cette série d’articles est également un appel à échanger sur vos propres expériences et sur ce que vous inspire ces récits.
*les prénoms ont été changés